CHAPITRE II
Il fait nuit noire. Chagar, la petite lune grosse comme un pamplemousse, donne une faible lumière bleue, juste assez pour distinguer son chemin au sol. Pour l’instant. Cal est assis aux commandes du module d’exploration, un engin en forme de cylindre utilisable en atmosphère et dans l’espace. Il possède une variété appréciable de moyens d’exploration et d’analyse, de défense aussi.
Comme les dijars de combat, le module se pilote à l’aide d’une boule située à l’extrémité d’une tige. Selon que l’on pousse la boule vers le bas ou le haut, le module descend ou monte, etc. D’une simplicité enfantine. On obtient la puissance avec une manette tenue dans la main gauche qui comprend également les boutons de tir des armes de bord. Le module est évidemment équipé d’un moteur antigravité, totalement silencieux par conséquent et, pour les voyages dans l’espace, de propulseurs protoniques.
Les yeux fixés sur l’écran semi-circulaire du poste de pilotage. Cal examine l’image des alentours du module qui avance à faible vitesse, à mille mètres d’altitude. En apercevant une lueur au sol, il se tourne vers Lou.
— Sais-tu comment ils font du feu, maintenant ?
— Il existe des sortes de briquets produisant une longue étincelle dont ils se servent pour allumer une mousse végétale ou des brins de tissus secs.
— Le soleil se lèvera dans combien de temps ?
— Deux heures sept minutes. Cal sourit.
— Quelle précision ! Décidément je ne m’habitue pas à toi. Tu ressembles tellement à mon ancien ami Vahussi que j’en oublie que tu es un robot.
Lou sourit.
— Pour toi, je ne serais jamais exactement un robot.
— Oui, c’est vrai, tu es une si merveilleuse machine que c’est peut-être ce qu’on peut rêver de mieux comme ami. Jamais fâché, toujours là, un autre soi-même en somme.
Un moment passe avant que Lou tende le bras vers quelques lumières.
— Voilà le port de Senoul.
Cal accélère, puis se met en vol stationnaire à la verticale, descendant même à trois cents mètres pour mieux observer. Éclairé par les projecteurs infrarouges, le sol apparaît sur l’écran où l’image reconstituée est en rose, très lumineuse. C’est une vraie petite ville avec des maisons en dur, basses, quelques-unes seulement à étages. Elles entourent un immense bassin à l’abri d’un cap en forme d’hameçon.
Pas à dire, l’endroit est idéal, à l’abri des vents. Une quinzaine de bateaux sont à l’ancre et trois autres sont alignés le long des quais. La ville s’étend tout au long du cap, avec des rues assez étroites, des petites places avec des arbres par-ci par-là. « Il y a au moins six mille habitants ici », songe Cal en faisant pivoter le module pour suivre la côte vers le Nord.
À une quarantaine de kilomètres, un nouveau petit port apparaît dans une anse de la côte très découpée. Un brick, semble-t-il, est à l’ancre et des bateaux de pêche sont amarrés le long d’une bande rocheuse.
« Je préfère ce coin-là pour reprendre contact avec la population », se dit Cal qui ajoute :
— HI ! Tu m’entends ?
— Oui.
La voix de l’Ordinateur sort à la fois des haut-parleurs d’ambiance et résonne dans la bouche de Cal par l’intermédiaire de la dent truquée, en lui chatouillant le palais.
— Ne parle pas si fort, tu me chatouilles ! Fais-moi apporter le char à dix kilomètres de l’endroit où je me trouve. Que la plate-forme de transport m’attende en vol.
— Bien.
— Les robots sont arrivés dans la caverne ?
— Oui.
— Rien à signaler, pas d’habitation trop proche ?
— Non. Ils sont installés et montent une pile solaire sur l’outillage de surveillance. Ils ont emporté un désintégrateur lourd. Il sera en batterie au jour. Les ouvertures de la caverne sont bouchées à un mètre de l’extérieur. Même si un homme monte jusque-là, il ne pourra rien déceler. L’ouverture est désormais au sommet et elle est dissimulée.
— O.K. ! Maintenant dirige-moi vers le lieu d’émission de la bague de mon descendant, je passe en automatique.
Il avance la main et bascule plusieurs interrupteurs qui allument des voyants bruns. Le module décrit un virage et accélère vers l’intérieur des terres. Trois minutes plus tard, il se pose au sol à la lisière d’un bosquet d’arbres immenses rappelant les séquoias californiens, sur Terre.
— Lou, creuse le sol.
Le robot avance, guidé par HI, et se penche, le doigt tendu, vers l’herbe. Tout de suite, un trou apparaît, la terre est désintégrée au fur et à mesure des décharges silencieuses qu’il lance. La scène, dans un silence total, a quelque chose d’irréel qui fait frissonner Cal. Au fond, il y a là un cadavre qui ne sera pas joli à voir et il décide de s’éloigner un peu.
— J’ai la bague, fait Lou quelques minutes plus tard.
— Qu’as-tu trouvé ?
— Un squelette d’homme.
— Peux-tu trouver de quoi il est mort ?
— Il y a plusieurs pointes de flèche. La bague était enfilée à un doigt. Elle porte les lettres MK.
— Les initiales de Mez et de mon nom, dans l’écriture phonétique des Vahussis… Nettoie-la et reviens dans le module.
Cal revient à l’appareil à pas lents, las. Il a un peu l’impression d’avoir échoué. L’Évolution des Vahussis n’a pas suivi la ligne qu’il avait prévue et après à peine un demi-millénaire, il lui faut intervenir. Même sa descendance n’a pas résisté et il se sent curieusement isolé. C’est un sentiment un peu idiot, puisque de toute façon il n’y aurait eu aucun point commun entre le porteur de la bague et lui-même. Mais il ne peut s’empêcher d’être attristé, comme s’il avait perdu quelque chose, comme si une nouvelle fois, le hasard l’avait séparé des humains.
En s’asseyant aux commandes, il aperçoit son poing droit serré et il prend conscience de sa colère. Déjà il a réagi ! Sans savoir pourquoi, il en veut à ces Porsages qu’il n’a encore pas vus. C’est injuste, bien sûr, mais il les accuse de cet échec, de cette mort.
— Décidément, je réagis mal, il marmonne, la larme à l’œil ou la rogne. Il faudra que je me surveille.
Un bruit de fermeture et Lou apparaît dans le poste, légèrement courbé pour ne pas heurter le plafond. Il tend la bague que Cal tient un instant dans sa main avant de l’enfiler à un doigt.
— HI, dans combien de temps, le jour ?
— Vingt minutes.
— Fais déposer le char et guide-moi jusque-là.
Un ronronnement, les voyants s’éclairent au tableau de bord et le module décolle en silence.
*
La plate-forme qui a déposé le char est déjà partie, de même que le module, lorsque le jour se lève. Cal veut attendre encore un peu et surtout manger quelque chose avant de se mettre en route pour gagner le petit port.
À la lumière des premiers rayons de soleil, il examine Lou. Dans ses vêtements vahussis, il ressemble encore plus à son modèle que là-bas à la base en combinaison spatiale. Une chemise grossière et une sorte de tunique brune, serrée à la taille par un ceinturon de cuir, qui descend jusqu’au milieu des cuisses. Les manches sont très amples. Dessous, des collants en gros tissu rouge et des demi-bottes de cuir fauve. À terre, un arc immense faisant plus de deux mètres. Jamais un Terrien n’aurait pu bander une arme pareille, pourtant Lou n’aura aucune difficulté ! Un carquois est suspendu sur sa hanche droite et un poignard glissé dans un étui pend à gauche.
Cal, lui, porte une chemise grise, une tunique bleue et des collants noirs sur les mêmes bottes. En revanche, son arc est plus modeste. L’étui de son poignard est directement accroché au ceinturon. Comme Lou, ses cheveux tombent sur le cou, plus foncés bien qu’il les ait fait un peu éclaircir à la Base. Pas trop tout de même, parce qu’ils risquent de repousser plus sombres à la racine. Mais le soleil va probablement les décolorer un peu. C’est la fin de l’hiver, très court d’ailleurs, et il n’y a pratiquement pas de printemps ici. On passe presque sans transition au long été.
Lou a sorti des vivres du char et fait cuire un morceau de viande sur un feu. Le char est mieux conçu que ceux d’autrefois. Il comporte un plancher et une sorte d’habitacle pour les passagers. La voile est plus légère et plus grande aussi, mais à part cela, le gréement est du même genre. Sauf les poulies peut-être, bien taillées dans un bois dur. Les écoutes comportent des nœuds aux extrémités pour les coincer entre deux chevrons, au plancher : l’ancêtre du taquet-coinceur, en somme ! Les roues sont toujours pleines et Cal, en les regardant, songe qu’il est temps de « découvrir » la roue à rayons.
Après avoir mangé sous le regard du robot. Cal prépare le char et c’est le départ. Roulant au nord. Cal compte rejoindre une piste de char. Il n’y a pas encore de route, mais des pistes, empruntant manifestement les cheminements les plus ventés pour faciliter la progression. Il faudra songer à dresser une carte sommaire de ces pistes que les caravanes de marchands utilisent probablement.
Alors que le char, roulant à un bon trente kilomètre/heure, aborde une courbe longeant un petit bois, un homme surgit, un arc à la main. Un rulade, ces sortes de chèvres sauvages à longs poils, la tête couverte de corne, est posé sur son épaule. Il a l’air surpris et sur le point de fuir. Mais il est trop tard,
Cal a choqué la voile qui s’est dégonflée et le char vient s’arrêter près de l’homme.
Il est grand, même pour un Vahussi, avec un visage volontaire. Il porte une tunique, mais pas de chemise ni de collant et ses bottes sont faites de peaux lacées autour de la jambe. Son attitude raide intrigue Cal. C’est un comportement inusité pour un Vahussi. Manifestement, l’homme est en colère. Sa main tient l’arc si fermement que les jointures des doigts sont blanches. Cal lui sourit.
— Bonjour.
Les yeux fixés sur les deux hommes, le Vahussi ne répond pas.
— Eh bien, on n’est pas très accueillant dans cette région, reprend Cal d’un ton désinvolte.
— Que voulez-vous ? commence l’homme d’une voix grave.
— Seulement te dire bonjour, parler, quoi ! C’est toujours agréable de rencontrer quelqu’un, non ?
Il a l’air étonné soudain et ses yeux se ferment légèrement.
— Vous n’êtes pas d’ici !
Ce n’était guère une question et Cal confirme.
— Non, nous venons de très loin, là-bas, fait-il en désignant le Sud-Ouest.
— Des montagnes ?
— Oh ! Bien plus loin encore.
— Vous n’êtes jamais venus dans la région auparavant ?
Il a une façon de rouler les « r » qui rappelle un peu à Cal les Écossais ou les Français du Sud-Ouest, on entend presque sonner la rocaille.
— Non, répond Cal en secouant la tête. Nous sommes des voyageurs.
— Et l’autre, il ne dit rien ?
— Seulement quand j’ai quelque chose à dire, lâche Lou en souriant à son tour.
Un détail intrigue un peu Cal dans le comportement de l’inconnu. Il s’exprime parfaitement et utilise un vocabulaire précis, montrant qu’il a reçu un minimum d’instruction, mais rien dans son allure ne le confirme.
— Je m’appelle Cal et lui Lou, dit-il en désignant le robot, et toi ?
— Pourquoi veux-tu savoir mon nom ?
Cette fois, la voix a été plus sèche, presque mécontente. Cal réagit.
— Mais enfin, pourquoi es-tu si agressif ? Nous ne t’avons rien fait, mais tu as l’air de te méfier de nous. C’est normal de dire son nom, tu ne crois pas ?
L’inconnu abaisse son épaule et laisse ainsi tomber à terre son gibier. Il avance d’un pas.
— Pour aller dire aux prêtres que je chasse ?
Cette fois Cal ne comprend plus du tout. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de prêtres et en quoi la chasse les regarderait-elle ?
— D’abord, je ne connais pas tes prêtres et ensuite je ne vois pas ce que la chasse vient faire là-dedans !
L’autre, silencieux, reste immobile un long moment, puis se détend. Un vague sourire aux lèvres, il pose l’extrémité de son arc à terre et s’y appuie.
— Oui, je crois bien que tu n’es pas d’ici, étranger, est-ce que tu es pressé ?
— Non, fait Cal.
— Veux-tu partager mon repas, ma hutte n’est pas loin, tu me parleras du pays d’où tu viens ?
— Bien sûr, monte dans le char et conduis-nous.
— Je m’appelle Sistaz, dit le grand gaillard en chargeant le rulade à bord, avant d’y monter lui -même. Ma cabane est dans les collines, un peu au sud d’ici.
Cal borde la grand-voile pendant que Lou pousse le char pour lui faire prendre sa vitesse. Du coup, Sistaz se retourne, les yeux ronds.
— Jamais je n’ai vu un homme pousser aussi fort… Et pourtant je suis moi-même assez costaud !
— Oui, Lou est très fort, confirme Cal d’un air négligent avant de poursuivre, ta famille vit avec toi ?
— Je n’ai pas de famille.
— Pas de femme, pas d’enfants ?
— Pourquoi des enfants ? Pour qu’ils connaissent cette vie ? Non, je préfère rester solitaire.
Le ton amer a surpris Cal qui dévisage son passager.
— Quelle vie ?
Sistaz n’a pas le temps de répondre, une colonne d’hommes vient d’apparaître au loin. Sans dire un mot, il saisit le rulade et le jette par-dessus bord avant de sauter lui-même. Cal se retourne et instinctivement lâche l’écoute de grand-voile pour stopper, mais là-bas le Vahussi a ramassé le gibier et s’enfonce dans les buissons.
— Eh bien !… fait Cal.
Courant sur son erre, le char s’arrête enfin. La colonne n’est plus qu’à vingt mètres lorsque le câble qui relie une quinzaine de Vahussis devient visible. Ces hommes sont prisonniers ! En tête marchent quatre soldats, l’arc à la main et une large épée au côté, le crâne recouvert d’une sorte de casque. Juste derrière viennent deux curieux personnages. Plus petits que les Vahussis, les cheveux moins clairs, ils sont vêtus d’un long manteau orné de motifs bizarres, qui descend jusqu’aux mollets. En dessous apparaissent des bottes en cuir travaillé. Ils portent également une épée au côté et un petit fouet au manche court. Fugitivement, Cal songe qu’ils n’ont pas dû apercevoir Sistaz qui était caché par le char lorsqu’il a sauté. Calmement, il bloque le frein de roue et se tourne vers les hommes.
La colonne s’est arrêtée elle aussi. Les prisonniers attachés par un nœud coulant au cou, tiennent chacun d’une main la corde qui les attache au précédent et de l’autre, celle du suivant, ceci afin d’éviter probablement d’être étranglés. Ils semblent accablés, épuisés et Cal sent la colère monter en lui Mais il ne dit rien et se contente d’observer la scène.
L’un des hommes, vêtu d’un manteau, avance d’un pas, la main sur son épée, l’air mauvais.
— N’avez-vous pas reconnu le signe de Frahal vous deux ?
Cal a un instant d’hésitation, mais ne répond pas.
— Alors, reprend l’autre en élevant la voix, allez vous baisser la tête ! À moins que vous ne soyez incroyants ? Si c’est cela, alors nous allons vous convertir ! Répond à un Homme-de-Frahal, esclave !